Vous avez tous déjà mangé un fruit ! Il est même fortement conseillé de manger au moins cinq fruits et légumes par jour, pour leur apport nutritionnel riche en fibres, en vitamines et minéraux. Cependant, les bienfaits sur la santé et tous les nutriments nécessaires restent-ils intacts, lorsqu’ils sont muris de manière artificielle ? Au Togo, le grenier fruitier est situé à plusieurs kilomètres de la capitale Lomé. Pour éviter l’endommagement des fruits lors du transport, ces derniers sont cueillis verts et parfois leur maturation n’est pas encore à terme. Pour précipiter le murissage, certaines vendeuses ont leur secret…
Marché de Hanoukopé à Lomé. Des fruits à perte de vue. Certains étalages de fruits donnent simplement envie d’en consommer. Irrésistibles couleurs et arômes s’allient et donnent l’embarras du choix. Des mangues, des avocats, des papayes, des oranges, des bananes douces, des bananes plantain, des goyaves et des mandarines : toute cette panoplie de fruits se retrouve sur l’étalage d’Edoh Ayawa. Des mûrs comme des mûrs. Cette revendeuse de gros et de détail tient à satisfaire sa clientèle. Mais, attention ! Tous les fruits aux belles couleurs et aux arômes enivrants ne sont pas muris naturellement.
Il existe plusieurs processus pour murir un fruit déjà cueilli. Naturellement, exposé à l’air ambiant, il faut attendre des jours pour son murissement. On peut aussi accélérer le murissage du fruit en le plaçant dans un endroit chaud ou encore en le couvrant de plastique. Il y a aussi la méthode qu’utilisent les femmes du marché de Hanoukopé : le murissement forcé ou accéléré au carbure de calcium.
Ce produit se classe au nombre des matériaux de construction. Il est vendu dans les quincailleries au kilogramme entre 1500 et 2000 FCFA.
A première vue, le carbure de calcium a l’air d’une pierre. Son odeur caractéristique, semblable à celle du souffre, ne peut passer inaperçue. CaC2 pour les scientifiques, le carbure contient de l’arsenic et du phosphore et est produit exclusivement de façon industrielle. L’arsenic contenu dans le carbure de calcium est reconnu « très toxique sous forme inorganique », selon la fiche Internationale de Sécurité Chimique (ICSC) de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). L’exposition à l’arsenic par inhalation ou ingestion d’eau contaminée est à l’origine de cancers du poumon, de la peau et de la vessie, selon la même source.
A l’origine, le carbure de calcium est utilisé dans la production industrielle de l’acétylène. Il sert, entre autres, à alimenter des lampes dites à acétylène et éliminer les rongeurs dans les champs. Les ferronniers dans leurs activités de soudure font usage du carbure de calcium. Il est également utilisé en agriculture pour provoquer la floraison de l’ananas. Ce dernier processus permet une rapidité de production selon un vieil article sur le site Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée.
Du carbure dans vos fruits
Au marché de Hanoukopé, l’utilisation du carbure est détournée et intervient dans le murissage des fruits : banane douce, papaye, mangue et banane plantain, pour ne citer que ceux-ci. Dans le rang des vendeuses et revendeuses de fruits de ce marché, la pratique est presque systématique. « Celles qui n’utilisent pas le carbure de calcium pour accélérer le murissement des fruits sont très rares», confie une revendeuse d’une trentaine d’années qui tient un modeste étalage hérité de sa mère. Elle dit connaitre ce marché depuis son enfance.
La méthode peu orthodoxe n’est pas nouvelle, ni inconnue du grand public. Mais à Hanoukopé, le simple fait de prononcer le mot « carbure » met les vendeuses sur la défensive. Comme si elles se reprochaient quelque chose. « C’est ce que croient et disent les gens, mais nous toutes ne l’utilisons pas », rétorque sèchement une vendeuse de banane.
Pourtant, sa présence sur le marché est difficile à nier. Sa forte odeur, particulière et facilement identifiable par ceux qui connaissent le carbure envahit les lieux de stockage de fruits du marché dès le soir et ne laisse aucun doute. Une fois la nuit tombée, l’odeur pollue l’air des riverains. « Pour nous qui habitons les environs, il nous est difficile de respirer, surtout la nuit. L’odeur du carbure charge l’atmosphère, cause des picotements dans les narines et des sensations de brûlures dans les yeux », témoigne Amega Kossivi, riverain du marché aux fruits.
Outre la pollution atmosphérique, de légères détonations sont aussi souvent entendues. Elles s’expliquent, selon Mme Dossou Reine, Professeur de chimie alimentaire à l’Ecole Supérieure des Techniques Biologiques et Alimentaires (ESTBA), par le contact du carbure avec l’humidité. « Ce sont de toutes petites explosions, puisque le carbure de calcium est explosif au contact de l’eau », explique la chimiste.
Les utilisateurs du carbure de calcium minimisent sans doute les conséquences de cette pratique, pour eux-mêmes d’abord. Pour Deckon Ludovic, agent de l’Institut de Conseil et d’Appui Technique (ICAT-Togo), l’exposition régulière au carbure de calcium est dangereuse. C’est une substance « corrosive » et au contact direct de la peau, elle peut entrainer des « éruptions cutanées».
Faisant fi de ces risques, les revendeuses du marché de Hanoukopé ont leur secret pour obtenir des fruits mûrs aux belles couleurs, en utilisant le carbure. Dans un geste presqu’habituel elles le manipulent sans aucune forme de protection. Pourtant, l’inhalation du gaz produit par le carbure provoque « la nausée, des vomissements, des maux de tête, des vertiges et même la perte de connaissance », à en croire la chimiste Reine Dossou.
Mais, l’essentiel pour les commerçantes, c’est de se faire du chiffre d’affaires en ayant des fruits « mûrs » à commercialiser. Conditionné ou à l’air libre, un fruit murit progressivement. Ce processus biochimique entraine aussi bien des changements à l’intérieur qu’à l’extérieur. « En murissant, les éléments physiologiques que sont la couleur, l’arôme, la saveur et la texture du fruit vont changer », fait savoir Mme Dossou.
A l’opposé, sous l’effet du carbure de calcium, ce mûrissement est artificiellement accéléré. Le procédé est bien simple, explique Bernadette, revendeuse de fruits à Lomé au quartier Adewui. « Dans un panier, il faut ranger les fruits et y placer un morceau de carbure (relativement à la portion à mûrir, ndlr), préalablement emballé dans un morceau de tissu ou du papier mouillé. Le panier de fruits bien recouvert, il ne reste qu’à attendre 48 heures pour avoir des fruits mûrs », décrit-t-elle.
Selon les scientifiques, la combinaison du carbure de calcium à l’eau produit un gaz, l’acétylène. Ce dernier « imite l’éthylène, le gaz que produisent naturellement certains fruits dans leur processus de maturation », indique le Laboratoire National De Santé Publique de Ouagadougou cité dans un article de presse intitulé « Attention, ça carbure ! ».
Ce processus de mûrissement au carbure a été expérimenté par notre rédaction dans le cadre de cette enquête et les fruits verts ont mûri en 48 heures. Effectué naturellement, le mûrissage aurait duré quatre jours, au moins.
Effets trompeurs…
Au-delà de la belle couleur et de l’arôme prononcé, un fruit mûri à l’aide du carbure de calcium a un « taux de sucre et d’acidité équivalent à ceux d’un fruit vert », selon les résultats d’analyses effectués par l’Institut Togolais de Recherche Agronomique (ITRA) à la demande de la Rédaction de L’Alternative dans le cadre de cette enquête. Les travaux de laboratoire ont été menés sous la direction du Professeur de chimie alimentaire à l’ESTBA, Dossou Reine et de M Aziato Kokou, responsable technique à l’Institut Togolais de Recherche Agronomique (ITRA).
La texture extérieure et intérieure des fruits mûris au carbure de calcium est donc trompeuse. Les éléments physiologiques de la pulpe sont plutôt proches de ceux d’un fruit vert.
Selon la chimiste, en comparaison à un fruit naturellement mûri, celui mûri au carbure ne l’est que de l’extérieur, mais la pulpe du fruit est d’un aspect pâle et peu tendre.
La même expérience menée dans le cadre de cette enquête a révélé que le fruit mûri au carbure a tendance à pourrir très vite, donc est difficilement conservable. Celle difficulté à se conserver longtemps s’explique par le taux élevé de sucre. Du sucre auquel s’ajoute celui issu de la transformation accélérée de l’amidon contenu dans le fruit. Les effets de l’acétylène sur le changement de couleur, la transformation de l’amidon et sur le développement du parfum, se manifestent même dans le cas des bananes gelées », explique le botaniste Jean Dufrenoy, Ingénieur-Agronome dans le Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée.
Sur les constituants physiologiques, le laboratoire d’analyses de l’Institut Togolais de Recherche Agronomique (ITRA) a travaillé sur trois échantillonnages de trois fruits différents : mangue, banane douce et banane plantain.
Pour chaque espèce de fruit, il a été étudié les fruits pas murs, les fruits mûris au carbure de calcium et ceux mûris naturellement. Essentiellement, le dosage de trois paramètres a été fait dans ces fruits : l’acidité titrable (correspond à la somme des acides minéraux et organiques), le PH (Potentiel Hydrogène, il représente la mesure de l’acidité ou de l’alcalinité) et les sucres totaux ou Degré Brix (elle détermine la fraction de saccharose).
On peut donc conclure que les fruits mûris au carbure de calcium ont leurs éléments physiologiques encore verts. « Manger des fruits forcés à mûrir au carbure, c’est comme les manger verts. Les risques liés à la consommation de fruits verts peuvent donc survenir », a indiqué Mme Dossou Reine, experte en alimentation.
Les résultats d’analyses relèvent, pour le cas de la banane plantain, un taux de sucre de 4 % masse/masse quand elle est verte pour évoluer à 5 % m/m quand elle est mûrie au carbure et pointer à 24 % masse/masse lorsqu’elle a mûri naturellement.
Non combustible, le carbure peut provoquer un incendie ou une explosion.
« Le premier danger de cette forme de mûrissement, c’est la perte de la qualité des fruits. La qualité nutritionnelle est affectée puisque ce sont des fruits forcés à murir, et donc les nutriments seront de moindre qualité », soutient M. Mathieu Togbossi, nutritionniste et promoteur du centre «Hygiène et Qualités Alimentaires ».
Peu importe cette perte de qualité, à Hanoukopé, les vendeuses de fruits préfèrent accélérer le mûrissement des fruits au carbure de calcium. Alors qu’il existe des méthodes alternatives plus saines et soucieuses de la santé, de l’environnement, donc des consommateurs.