Extrait du livre: introduction à la littérature et à la création littéraire
La place de l’écrivain dans la société
Un paradoxe : l’écrivain, un produit de la société n’a pas sa place dans la société. C’est un homme qui, selon Victor Hugo, « a les pieds ici, les yeux ailleurs » et Baudelaire de le comparer volontiers à un albatros, cet oiseau géant des mers, qui se sent « prince dans les nuées » par « ses grandes ailes » lesquelles l’encombrent et « l’empêchent de marcher » quand il lui arrive d’atterrir parmi les hommes.
C’est dire que l’écrivain n’est heureux que lorsqu’il est dans les nuages, loin de la terre et des conformismes. En réalité, il n’est pas un extra-terrestre, un Dieu. C’est un observateur. Pour cela, il doit prendre de la distance, de la hauteur, se mettre en marge de la société pour mieux l’observer. Et cela lui donne souvent forcément l’air et le profil d’un marginal, d’un anticonformiste.
Mais curieusement, c’est encore cette place de marginal qui lui confère une grande place dans la société. Parce que, s’il réussit ce rôle d’observateur, il révèle finalement aux siens leurs tares, leurs limites, leurs ridicules. Et s’il arrive par son regard neuf à ouvrir ainsi aux autres les yeux, s’il arrive à leur renvoyer leur propre miroir à partir de leur for intérieur, cela lui donne forcément une place de choix : celle d’un démiurge capable de répandre des lumières rares.
Mais, en se marginalisant ainsi, il se fait que l’écrivain se retrouve proche des gens que les gouverneurs de l’Histoire cherchent à marginaliser : « les humbles et les humiliés », selon l’expression d’Albert Camus, c’est-à-dire ceux qui subissent l’Histoire. Et en se plaçant à côté d’eux, pour leur apporter ses lumières, cela ne plaît guère souvent aux privilégiés in- justes qui ont intérêt à l’expulser de la société de son époque.
Voltaire et Victor Hugo devaient s’exiler en Angleterre pour avoir montré du doigt les hommes de pouvoir. Ken Saro Wiwa a connu la pendaison de la part du régime militaire kleptocrate de Sani Abacha au Nigéria. Wolé Soyinka l’a échappée belle. Léon Gontran Damas, issu d’un milieu bourgeois de bien pensants, en se mêlant de la Négritude antiraciste a vu sa bourse coupée. Même dans la société la plus démocratique, l’écrivain ne s’instale pas confortablement aux côtés des plus forts.
Le rôle de l’écrivain dans la société
1- Servir la beauté pour la forme :
C’est ce qu’on appelle l’Art pour l’Art : il s’agit pour l’écrivain de faire des jeux de mots même savants dans son œuvre, y raconter de belles histoires fictivesqui n’auront d’autre but que de faire rêver le lecteur. L’écrivain est celui qui veut ici se servir de la langue rien que pour ses ressources esthétiques, apporter de la sensibilité sans grand souci de délivrer un message, il veut ainsi offrir par ses livres simplement des loisirs au public.
2- Servir les valeurs
Souvent, les écrivains mettent leur esthétique et leur message au service des valeurs humaines. Même s’ils étalent le mal dans leurs livres, ils ne l’exaltent guère. Lisez Les Misérables de Victor HUGO, vous sentirez tourner en vous votre cœur de pierre en un cœur de chair. Vous souffrirez avec Jean Valjean, condamné aux travaux forcés pour avoir volé du pain dans l’intention de nourrir les orphelins de sa sœur décédée. Vous verserez des larmes en voyant Fantine, pour survivre seulement, vendre sa chevelure, sa dent, deux bijoux naturels précieux pour la beauté de toute femme. Vous serez très touchés en écoutant, Monseigneur Myriel, mentir sagement à la police pour sauver la vie au voleur dont il venait d’être victime après l’avoir nourri.
3- Servir une cause sociale ou politique : la littérature engagée.
Le grand défenseur de cette forme de littérature, c’est le philosophe-écrivain Jean-Paul Sartre au nom de sa philosophie, l’existentialisme, dont le concept central est la liberté au sens individuel comme au sens socio- politique. Lisez les recueils poétiques de l’écrivain Ewomsan Dieudonné fulminant contre tout pouvoir dictatorial qui refuse de faire émerger un régime politique civilisé dans l’intérêt de son propre pays. Pour le dire, il ne craint pas d’ utiliser une diction sans détours, des images fortes, démentant la position de Sartre lui-même selon laquelle la poésie ne se prête pas au service de l’engagement à cause de son langage masqué, suggestif incapable de « nommer le monde » pour « le dévoiler ».
Littérature engagée et engagement :
Il ne faut pas confondre la littérature engagée et l’engagement.
La littérature engagée, ce sont les œuvres littéraires émises volontairement au service d’une cause socio-politique. Mais l’engagement est une notion plus large. Cette dernière englobe tous les hommes de bonne volonté, souvent célèbres qui veulent servir une cause sociale, politique, patriotique ou tout simplement humanitaire. Ce sont les stars de football, les musiciens célèbres, les hommes d’Église courageux etc… Lorsqu’il y a eu la faim en Ethiopie dans un passé assez poche, lorsqu’il y a eu le génocide au Rwanda, toutes ces voix audibles se sont élevées pour mettre le holà ou crier haro.
Il arrive souvent aux écrivains d’aller au-delà du seul engagement littéraire en se transformant parallèlement en journalistes. Leurs œuvres étant d’épaisses fictions qui demandent parfois une lecture longue et patiente, beaucoup d’écrivains contournent ces handicaps par la presse pour une communication plus rapide et efficace en temps de crises sociales. Les Sartre et Camus ont dû créer des revues et journaux pour relayer leurs idées, continuer leur engagement à travers des articles et les médias. Les écrivains de la Négritude pour leur combat à la fois culturel, social et politique ont dû entretenir deux revues célèbres : L’Etudiant Noir et Présence Africaine.
Les écrivains vont encore plus-loin ils aiment joindre le geste à la parole. Jean-Paul Sartre était de toutes les manifestations de protestations dans les rues. Les Césaire et Senghor ont eu à mener, chacun avec son tempérament des combats politiques. Wolé Soyinka est plus célèbre pour son engagement actif que pour ses œuvres littéraires. Au Togo les écrivains ont eu des parcours divers. Félix Couchoro a milité dans le parti CUT de Sylvanus Olympio sans avoir eu à écrire une œuvre engagée visible. Yves Emmanuel Dogbé a eu maille à partir avec le régime militaire de Gnassingbé Eyadéma. Il en a tiré un roman, L’Incarcéré.
Kossi Efui a fait partie des étudiants qui ont répandu des tracts et ont été arrêtés et jugés au célèbre procès du 05 octobre 1990 après avoir été torturés par ce qu’il a appelé les joujoux de la dictature, c’est-à- dire les instruments de torture du régime Eyadéma. Kangni Alem s’est révélé au grand public par sa pièce très engagée Chemin de Croix. L’homme, dit-on, après avoir milité dans la CDPA, un parti politique de l’opposition, est devenu le représentant spécial du chef de l’Etat à la Francophonie.
Sénouvo Agbota Zinsou, le pionnier du théâtre togolais, s’est exilé aujourd’hui en Allemagne où il réside toujours, après avoir fait partie d’une assemblée nationale transitoire séquestrée par des militaires. Avant de se révéler par ses œuvres littéraires, Togoata Apédoh-Amah a commencé par la presse avec des articles incendiaires contre le pouvoir du parti unique dont le papa était l’un des barons.
Dieudonné Ewomsan devenu après la conférence nationale Directeur des Droits de l’homme a continué de défendre dans ses œuvres les Droits de l’homme. Kouméalo Anaté n’a pas cessé de fustiger l’injustice dans ses livres de fiction pendant qu’elle était membre du gouvernement de Faure Gnassingbé comme militante du parti U. N. I. R et Ministre en charge de la communication, de la culture et de l’instruction civique. Edem Kodjo n’est guère tendre avec les dirigeants togolais1 ou africains dans ses œuvres mais il a tantôt collaboré avec le pouvoir, tantôt milité vivement dans l’opposition avant de renouer avec ses vieilles amours, son engagement panafricain, sans doute plus conforme à son tempérament. Le propre de la plupart des écrivains togolais, fonctionnaires, c’est de collaborer avec les détenteurs du pouvoir pour sauver leur carrière professionnelle et se désolidariser avec les pratiques du même pouvoir, dans leurs œuvres. Le cas de l’écrivain togolais montre comment les écrivains africains sont souvent rattrapés par leur situation sociale de pauvres ou d’appauvris dans leurs pays. Et leur engagement dans leurs œuvres de fiction, loin d’être des signes d’une duplicité, traduit plutôt, à mon avis, la tension d’une dualité, d’un drame intérieur, d’une aporie sociale.